Le jour qui revient, éd. La Rumeur libre, 2021.
Le livre se donne d’abord à l’œil avec un titre à l’allure d’une phrase petite, simple et sobre, mais dont le sens peut être pluriel : Le jour qui revient. Le jour, ce jour-là particulièrement qui revient sans cesse à la mémoire, ou le jour qui revient de façon régulière après la nuit, toujours le même ou presque, porteur de l’ordinaire et de ce qui restait de la nuit ; ou le jour qui signifie par métonymie le temps, le temps qui revient, ou l’éternel retour de Nietzsche, philosophe que connaît si bien Roger.
La langue française offre cette pluralité de sens : le jour, espace de temps qui s'écoule, en un lieu donné de la terre, entre l'instant du lever du soleil et celui de son coucher, ou espace de temps qui s'écoule pendant une rotation complète de la terre sur elle-même, période de 24 heures. Les deux sens sont actifs, à mon sens. Il y a ce qui apparaît devant nos yeux pendant le jour, mais il y a aussi ce qui se cache aussi sous cette apparence, et il y a ce qui s’enfuit pendant la nuit. Sous ce même titre général, il y a un chapitre ou une section qui s’intitule Nuits (au pluriel).
Puis le livre s’annonce ainsi :
« j’écris loin / où les poissons dorment et s’enfuient, où le temps tourne pareil/ aux transparences de l’oubli, aux sculptures brunes et grenues des sables sous le courant glacé »
Roger écrit, non pas loin de quelque chose, non pas loin de ce qui existe, mais écrit loin où des choses se passent, il écrit loin, mais au plus près de ces choses, dans un loin ou un lointain qui se présente comme un temps où le temps tourne pareil, et en même temps un lointain qui est un espace qui coule et s’écoule sans cesse, comme le sable du sablier, ou comme la mer et son courant glacé qui descend en profondeur. Les choses ainsi sont des sculptures éphémères et renouvelables qui s’élèvent et donnent une certaine esthétique ou regard, ce sont des poissons qui dorment et s’enfuient, qui ne cessent de se déplacer entre l’état d’endormissement où s’activent les rêves nocturnes et l’état où elles ont une certaine conscience du temps qui fuit et les pousse à s’enfuir avec.
Quelque peu de lignes après, on lit cette phrase qui sonne plus comme une affirmation qu’un constat : « Événements est le monde confusément ».
Événements qui surviennent et « s’ouvrent à partir du Rien » comme dit Henri Maldiney – un autre philosophe que Roger a connu, dont il parle dans le livre, et dont la vision philosophique sous-tend la sienne. Ils surviennent à la manière d’éclats (comme le dit un poème au titre évocateur « Le livre du monde entier », et qui est situé vers la moitié du livre). Le monde est un livre, un récit désorganisé. Chaque jour, la vérité donne une lumière et se reprend. Le monde contient des éclats, les compose un instant et tourne la page. Il n’y a pas de mot ni pour être ni pour passer. C’est l’histoire d’un baiser échangé dans un tumulte. P78.
Le monde, peut-être, ce n’est pas ce qui est advenu, ni ce qui est à venir ou advenir, mais ce qui surgit à l’instant et revient.
Le jour, c’est la figure du temps qui englobe tous ces instants de l’œuvre du jour - au sens restreint - et de la nuit, ce qu’on arrive à confier à l’un comme à l’autre. La nuit et ses sursauts dans le jour, les rêves et leur glissement dans le réel, dans la pensée, dans le devenir. La pensée et sa manière d’accueillir le rêve pour conjurer le cauchemar.
Le jour, c’est aussi ce qui de nos rêves s’échappe, ce qui reste ou arrive au rythme de cette merveilleuse métrique que lancent le cœur (p92) et la respiration, ce qui amène et emporte (p87).
Toutes ces combinaisons reviennent toujours et constituent le temps du poème ; les poèmes, dans leur pluralité, en témoignent, c’est-à-dire que les phrases et leur contenu sont les témoins qui reviennent à chaque fois pour affirmer ce retour. Ce qui s’esquisse et disparaît à mesure qu’on y croit (p78).
Roger Dextre est attentif à tous les détails infimes qui surgissent devant ses yeux comme des tableaux à décrire, à dessiner dans les phrases, ou des scènes à raconter, qui donnent la possibilité à l’étonnement, au vertige et au questionnement, s’affrontent à « l’histoire aux vérités contredites », et prennent ainsi leur devenir dans le poème.
Celui-ci devient à son tour l’espace où la confusion est formulée avec des mots clairs, et où se révèle à nous, lecteurs, l’amour qu’a le poète pour les choses et pour les êtres, l’ardeur qui, « d’un coup, saisit la vie entière » : le chat, les arbres, les oiseaux, la vaisselle du matin… « Il vaut la peine/ de regarder encore une fois/ l’ordinaire sous le nouveau jour (…) Voilà ce que d’âge en âge/ transmettent les poèmes/ laissant au cœur de notre confiance/ une inaptitude à comprendre » (p27).
« Comme à l’origine, dit-il plus loin, les Vaches/ ponctuent tranquillement de robes blanches/ le Poème/ dont il faut trouver les paroles » (p65).
La langue propose aussi une autre signification, autre que celles de la durée du temps : le jour est une ouverture aménagée dans un mur pour laisser passer la lumière du jour. Les jours deviennent ces fenêtres qui donnent sur le monde, et le poème s’y fait jour. Et le poème est, à son tour, une fenêtre. Dans un poème intitulé « Volet », on lit : « La présence entoure, accompagne peut-être. Chaque fois se dissipe la volonté d’avoir une idée de ce qui se passe, de ce qui arrive. Il faut s’en tenir à ce qui ne dit rien et qui paraît nous abandonner. »
Je voulais m’astreindre à ce livre, mais l’envie me déborde de citer un autre livre plus ancien dans le temps, et qui montre la cohésion de la vision que porte Roger au monde. A la page 105, de Livres perdus, publié en 1999 chez Comp’Act, et réédité en 2013, dans le tome 2 des Œuvres poétiques, chez La Rumeur libre, on lit : « Incohérence et rhapsodie sur la nappe de la salle à manger : la lumière éclaire tout, feuilles, stylos, livres, verre de vin rouge, briquets, fleurs, et l’éternel retour de la fenêtre. »
Le monde est comme cette nappe de la salle à manger, incohérence et rhapsodie, désorganisation de récit et musique bien rythmée du cœur, choses apparentes, choses obscures ou cachées et cet éternel retour du jour comme une fenêtre éclairée ou obscure ou encore dans la pénombre.
L’écriture peut se façonner à ce moment-là, à cet entrelacs du jour qui finit et de la nuit qui commence, où le corps est délivré du parler, mais continue à prendre conscience de la présence autour, juste avant qu’il entre à son tour dans le sommeil, dans le muet. L’écriture de ce qui ne dit rien, du monde qui paraît muet.
Roger Dextre observe, scrute, décrit, reste au plus près de ces « brefs éclats ici et là-bas ». Il se pose et nous pose la question qui nous rappelle celle déjà formulée par Hölderlin (poète dont il a traduit Carrières de grève en 1986) : « Que dire au monde / que dire à la nuit qui n’observe rien ? »
On ressent le désir et le besoin du poème en ce temps de désastre, de détresse et de manque.
À quoi bon des poètes en temps de détresse ? questionne Hölderlin dans le poème « Pain et vin », et Heidegger, dans Chemins qui ne mènent nulle part écrit : « Les poètes en temps de détresse doivent expressément dire l’essence de la Poésie. Où cela advient, nous pouvons augurer un état de poésie qui sait s’accorder au destin de cet âge » (trad. De Wolfgang Brokmeier, Gallimard, 1962, p.223).
Je finirai par une citation d’un autre livre de Roger, publié en 2012, à la Rumeur libre, Entendement : « Entrer, dans l’immense fêlure […] sans chemin au tournant : juste le visible s’émancipant de toute attente pour être là. […] Oui, le visible en effet se lève, non avant nous, ni avant Lui-même ; avant simplement qu’il soit quelque chose, ne devenant ce quelque chose montant dans le ciel que grâce à ce qu’il verse en jaillissant dans l’instant du monde, qui est joie » (p37)
De la part de Joël VERNET | un bref fragment qui pourrait peut-être traduire l’aventure de Roger.
03/02/2024
Approche-toi du silence, c’est un feu.
Il habite une étroite maison, au détour d’une ruelle. Personne ne l’imaginerait vivre ici, si près du ciel, au sommet de cette colline incendiée de silence. Sa vie ne fait aucun bruit ; on croit même qu’il a disparu, qu’il n’existe plus, qu’il est mort. Et c’est là que tout commence vraiment, quand l’essentiel est à l’abri. On se souvient vaguement que quelqu’un, un sans nom tel qu’il fut appelé, tenta d’abandonner quelques phrases dans la litanie des jours. Mais ses murmures ne parvinrent jamais jusqu’à nous, détournés par on ne sait quel sortilège, mauvais sort. Son chant pourtant était beau, fort, puissant, mais il n’exista aucune oreille pour l’entendre, aucun visage pour lui sourire. Il s’éteignit dans les ténèbres. La maison lui a survécu, comme tant d’autres choses, mais de son œuvre, on ne sait rien, les mémoires diffuses n’en ont rien retenu. Alors, lorsque je passe dans la ruelle, je n’ai plus qu’à interroger les herbes folles qui ont envahi le seuil, le jardin et les murs. Les arbres ont poussé jusque dans l’ancienne bibliothèque. Un écriteau est sur la porte : « Attention, risque d’éboulements. » J’écris ruines sur les nuages du ciel et je passe ma route.
Joël Vernet
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Partant, tu te sens si léger, et il ne s’agit pas là d’exil, mais de simple mouvement, d’une forme de danse à la surface de la terre pour respirer autrement. Tes bras enserrent la mer et la terre, tandis que le ciel éclaire chacun de tes pas quand tu marches au milieu des figuiers, des oliveraies endormies, de quelques maigres troupeaux et qu’un chien aboie à ta vue. Rien n’est plus beau que la ligne d’horizon au-delà du bleu, de l’éclat du soleil sur les vagues.
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